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Offense & Préjudice. La liberté d’expression selon Ruwen Ogien

Offense & Préjudice. La liberté d'expression selon Ruwen Ogien

Charles Girard a publié un article intitulé Offense & Préjudice. La liberté d’expression selon Ruwen Ogien sur le site Raison publique. 

 

Résumé de l’article : « Que reste-t-il de la liberté d’offenser ? » demandait Ruwen Ogien le 9 janvier 2015, au surlendemain du massacre perpétré dans les locaux de Charlie Hebdo 1. L’attaque contre le journal avait suscité d’innombrables expressions d’horreur et manifestations de solidarité, réaffirmant la valeur assignée à la liberté d’expression. Mais ces réactions avaient en même temps révélé l’ampleur des désaccords persistants à son endroit. Si la liberté d’expression, célébrée en son principe dans les sociétés démocratiques, y est aussi contestée en ses implications, c’est que les raisons invoquées pour la restreindre ne sont pas toutes inacceptables. Comment affirmer le caractère fondamental de cette liberté et en faire une valeur éminente, comment la défendre contre les censeurs de tous poils, tout en reconnaissant qu’il est des cas où l’expression peut être régulée et parfois punie ?

 

Plus que le paradoxe, seulement apparent, qui consiste à accepter de borner une liberté que l’on juge précieuse, c’est la difficulté à justifier ces bornes qui nourrit le soupçon d’arbitraire, d’incohérence ou d’hypocrisie de la part de ceux qui la célèbrent ou la font respecter par le droit. « Deux poids, deux mesures » ? Chacun peut être tenté de le croire tant qu’un ensemble cohérent de principes ne rend pas raison des limites fixées, surtout s’il voit des discours qui le choquent être tolérés et d’autres qu’il admet être punis. La confusion sur les principes encourage en outre à rejeter du côté des ennemis de la liberté d’expression – voire, ici, des assassins – ceux qui se trouvent simplement avoir une autre compréhension de cette liberté. Les dessinateurs du journal satirique ont pu ainsi être accusés d’être responsables de leur propre mort, parce qu’ils auraient « abusé » de leur libre expression en publiant des caricatures semblant relier l’Islam et le terrorisme ; et leurs critiques être soupçonnés d’avoir encouragé le massacre en dénonçant ces caricatures ou en portant plainte pour injure publique. À ces anathèmes suscités par le drame, et plus généralement à toutes les invocations instrumentales ou sectaires de la liberté d’expression, Ogien proposait d’opposer, non une doctrine, mais un effort : « les bases philosophiques du principe de la liberté d’expression doivent être constamment repensées et réaffirmées »2. Clarifier les fondements de sa protection, distinguer les raisons de sa limitation, dégager des critères pour trancher les cas difficiles. Rendre raison, en un mot, de choix qui ne sont pas condamnés à l’arbitraire.

 

Ce chemin, Ogien l’a depuis longtemps emprunté dans ses écrits sur la liberté d’expression. Il s’y fait le défenseur de la distinction fondamentale entre préjudice et offense, qui suggère que si le premier est punissable, la seconde ne l’est pas. On doit, en démocratie, être libre d’offenser, mais certainement pas libre de nuire. Ce partage explique pourquoi on peut, sans incohérence ni hypocrisie, condamner Dieudonné lorsqu’il célèbre la Shoah et relaxer Charlie Hebdo lorsqu’il moque les terroristes islamistes. Le premier nuit, en effet, et peut donc être puni ; l’autre ne fait qu’offenser, et doit être toléré. Cette distinction est précieuse, et il est sans doute impossible de rendre raison des limites de la liberté d’expression sans la faire valoir. La reformuler alors que les excommunications démocratiques se multipliaient était en ces journées de janvier un acte politiquement salutaire. Mais la ligne de partage entre offense et préjudice est-elle toujours claire ? Sait-on aisément séparer, d’un côté, l’expression qui heurte les sentiments et, de l’autre, l’expression qui cause du tort ? Ogien, sans apporter de réponse définitive, n’élude pas cette difficulté. La relecture critique des analyses qu’il y consacre donne à voir la vigueur d’une pensée toujours soucieuse d’allier netteté conceptuelle, clarté du raisonnement et refus du dogmatisme.